The Grouch x Eligh x CunninLynguists // The Winterfire EP

En quelle saison a-t-on le plus besoin de chaleur humaine ? Physique ou spirituelle, difficile de s’en passer, impossible de ne pas la communiquer.
Températures rugueuses ou clémentes, ce besoin de donner ou de recevoir alterne et varie, sans qu’on comprenne trop pourquoi.

The Winterfire EP, c’est un peu ça. On encaisse un hiver rigoureux, puis quand la belle saison se pointe, on pardonne tout à tout le monde, y compris à soi… Et ça fait chaud au coeur ! Mais attention à ne pas tomber dans la niaiserie trop naïve.

Bref, voyons si ce petit jardin d’hiver a bien supporté le gel et traverse les saisons…

 


INFOS


The Winterfire EP  est un 7 titres sortie en Novembre 2014 sur A Piece Of Strange Music. C’est une collaboration assez inattendue entre de hauts représentants du Rap indépendant de la première décennie 2000.

D’un côté, CunninLynguists, groupe du Kentucky, totale antithèse du Gangsta rap et du bling bling, un vrai pilier du Rap Underground.

Le son des « linguistes rusés » (peut-être portés sur les préliminaires féminins comme le sous entend le jeu de mot de leur nom…) oscille entre expérimentations abstract et techniques old school typées années 90. Leurs textes insistent sur les jeux de mots, les métaphores, le story-telling pour accompagner des sujets ancrés socialement ou plus intimistes.

 

CunninLynguists- The Winterfire EP -  sensibilites melodiques

De l’autre côté, Eligh et The Grouch, deux potes Mc’s-producteurs californiens, assez éloignés des standards sonores de la West Coast.

L’ultra productif Eligh vient de L.A. et a une discographie longue comme le bras… il a notamment fait partie de 3 Melancholy Gipsys, avant de rencontrer The Grouch dans la Bay Area pour fonder Living Legends.
Sa carrière solo est faite d’albums rappés à 400 à l’heure, produits entièrement par ses petites mains, ou parfois uniquement instrumentaux sous le peudonyme Gandalf.
Plutôt « psychédélique » et expérimental musicalement, Eligh l’a aussi été dans sa vie, égaré entre alcool et héroïne. Mais il est parvenu à s’en sortir, il est revenu à la vie et forcément de retour au micro.

The Grouch est donc son acolyte de longue date, souvent impliqué dans des projets en duo avec Eligh. Le rappeur et producteur d’Oakland a un style très différent. Plus jazzy, plus « cool », presque chanteur, et lui aussi a une looonngue carrière Hip Hop derrière lui.

TheGrouch & Eligh - The Winterfire EP - sensibilites melodiques

DIRECTION ARTISTIQUE


Comme les instrumentaux de Kno, le producteur de CunninLynguists, The Winterfire EP est aux antipodes des courants les plus Hype du Rap actuel. Mais attention, il est loin d’être désuet pour autant.
Et puis il me semble en plus qu’une vague revival du Boom Bap déferle depuis 2–3 ans, grosso merdo (qui a dit Joey Bada$$ ?)… Donc ne pas sonner mainstream ne signifie absolument pas sonner dépassé !

On peut même sonner classe. Oui monsieur. Car CunninLynguists a très souvent flirté avec l’exceptionnel, et Kno et ses productions léchées n’y étaient pas étrangers. Qu’en est-il en 2014 ? Et bien son style fait toujours mouche.

Les samples tournent à la perfection. Ils sont ambitieux, originaux, mais beaux. Les guitares se croisent, les lignes de basses bondissent, les cymbales claquent, les voix samplées chantent des refrains entêtants, les teintes sonores varient avec les ambiances… Tant d’inspirations diversifiées dans une galette si concentrée, on n’en perd pas une miette !

Les rappeurs sont largement à la hauteur. Clairement du haut niveau technique à chaque couplet pour tout le monde, même si le style du Grouch peut sembler bizarre. Il apporte ce petit équilibre contre balançant le speed d’Eligh.
Les textes sont riches, et finalement chacun est fidèle à ses forces en développant des thèmes intéressants mais surtout cohérents. Cohérents avec les propos des autres Mc’s, mais aussi cohérents avec les instrumentaux.

On plane, on sourit, on remue la tête, on ondule, on agite les bras pour appuyer certaines punchlines… on réfléchit aussi… on écoute, tout simplement…

Si peu de tracks et pourtant tellement de consistance… Allez, autant vendre la mèche tout de suite, cet EP m’a mis une belle claque et s’est, pour moi, clairement démarqué du reste de la production Rap de l’année… voire plus…

 


AUTOPSIE AFFECTIVE


L’association de ces cinq artistes est originale, donc obligatoirement l’approche affective sera déroutante. C’est un peu vrai. Mais pas totalement.
Productions et textes riches font qu’il est clairement possible d’identifier des ressentis évidents.

Avec une production assurée par Kno, on peut se dire que c’est l’identité CunninLynguist qui va dominer. Et bien non, le terme collaboration colle au projet.
Finalement, voilà un disque qui a sa propre personnalité, nous l’envoyant en pleine face. Une première joue rougit après une leçon de vie, puis on tend la deuxième sous l’influence de l’introspection.

Volonté et lutte


Musique revendicatrice par essence, le rap est populaire, il est l’apanage des classes sociales les plus défavorisées, un moyen de s’exprimer et finalement de combattre face à l’inégalité, l’injustice, la réalité…

The Winterfire EP n’y coupe pas. Sous ses attraits optimistes, il dépeint des histoires empreintes de courage, de bataille, des thèmes transpirants aussi des instrumentaux. Cohérent donc…

C’est une musique qui respire la vie à pleins poumons, dont on ressort regonflé et enthousiaste. On ressent pleinement ce sentiment brûlant, vivifiant, du besoin de lutter, de résister, de se démener, de démontrer toute sa volonté d’exister, dans Fire In Her Eyes et Only the past.
Cette dernière est d’ailleurs pour moi la meilleure chanson du EP. Voilà c’est dit.

Avec ses riffs et ses arpèges de guitare d’une classe folle, on est tout de suite dedans. Un sample de refrain rock psyché magnifiquement chanté retentit. Les breaks se posent, quelques kicks redoublent avant l’entrée des mc’s et ça y est, l’adrénaline est là.
C’est bondissant, hyper dynamique, et le moment de bravoure est loin d’être terminé.

L’introspection côtoie le récit d’expériences personnelles, sur fond de lutte. Mais de lutte noble et salvatrice. Pour soi, pour sa propre liberté, pour son futur.

Une invitation spirituelle et optimiste à agir, qui se transcende dans son troisième couplet, prenant et immersif. En quelques notes répétées simplement, et des petits bouts de voix persistants, les mots de Natti percutent. Épique !

 

Avec Fire In The Eyes, toujours des guitares mélodiques à souhaits, mais beaucoup plus chaudes cette fois. La mélodie principale est accompagnée de notes jouées très vite en fond, façon sicilienne (et Le Parrain) et d’une basse bondissante.
C’est vivant, brûlant, encore une fois.

Chacun des trois rappeurs narrent de belles histoires décrivant la vie de femmes courageuses, battantes, émouvantes… On ne peut s’empêcher de sourire.
Mais pas bêtement, non, Fire In The Eyes nous laisse admiratifs devant tant de volonté de lutter. Voilà de quoi emplir nos coeurs de chaleur humaine et de vaillance.

 

Confessions


Dans le rap, s’exprimer au micro ou à la production est un moyen privilégié d’introspection, de faire le bilan, parfois amer d’ailleurs…

100 Years et Too Many Winters ressemblent à un besoin réel de confession, à un moment de partage quelque peu intime. La mélancolie traverse des notes de guitares pour l’une, et un doux piano pour l’autre.
Les deux morceaux se partagent le thème de l’intériorisation et du bilan avec une approche musicale néanmoins différente.

100 Years est plutôt sombre avec ses basses, ses rythmiques, ses variations mélodiques d’une guitare sur laquelle coule quelques larmes d’encre solitaire.

La solitude imprègne toute la chanson, jusqu’à ce couplet sur Earl, de retour de la guerre. Une Histoire américaine entachée de tant de conflits (civils ou internationaux) ne se raconte qu’avec un arrière goût aigre.
Kno prend le micro pour la seule fois du disque, mais quel moment ! Critique virulente de l’omniprésence de la violence dans le passé commun des citoyens américains, on finit par se demander si le patriotisme, ce n’est pas simplement saigner… Saigner pour des droits civiques peut en valoir la chandelle, mais plus difficile de justifier de « Saigner pour le pétrole »…

Too Many Winters cherche plutôt la rédemption. Les regrets énumérés pour s’exorciser, on sent bien que cette confession n’a plus qu’un seul but : refaire surface, se réouvrir, délaisser l’isolement dans lequel on aurait passé « tellement d’hivers »…

 

    


CONCLUSION


Un Bel EP, un premier essai totalement convaincant. Peut-être pas l’album de l’année, mais rare sont les EP sans fausses notes et si plaisants.

CunninLynguists, Eligh et The Grouch nous ont offert une musique urbaine bucolique, un peu de voyage dénué du niais qui peut échoir en l’absence d’une direction artistique non maîtrisée. Au contraire ici tout est calibré pour ce combo de rappeurs inédits, la production et les propos sont plutôt spirituels et intelligents, poétiques et engagés.

Même la track dont je n’ai pas parlé est une tuerie… enfin si ce refrain chanté ne vous dérange pas trop… (« Hydro, can’t escape the streets on fiiirre… »). Un moment étrange que ce refrain, car le reste de cet égo trip céleste quasi mythologique et plein de sagesse s’exprime le long d’une instrumentation lourde, grasse, faisant la part belle à une contre basse bien mélodique. C’est plutôt pas mal.

 

L’EP m’a franchement emballé, du Rap US indépendant renaissant de ces cendres tel un phénix qui marque et sort du lot. Clairement.  Reste donc une espoir à la fin de cet EP, et de cette chronique. L’espoir que The Winterfire EP n’est pas qu’un feu de paille (hivernal), mais que des braises incandescentes sont prêtes à se rallumer .
Oh oui j’espère vivement une suite à ce projet, et toute aussi aboutie svp.

 

 

Anthracite

Ecrire un commentaire...

Name

Email