Plus de coeur que d’esprit. Clairement l’orientation que je veux donner aux chroniques de sensibilités mélodiques.
Et en plus, l’artwork est une proposition de transplantation cardiaque immédiate. Décidément, beaucoup de signes qui nous rapproche… Vérifions tout de même si la greffe prend bien.
INFOS
Apparu en 2009 avec cet album sur le mythique label Anticon, Bike for three est un duo composé du légendaire Buck 65 et de la productrice belge Greetings From Tuskan. La collaboration s’est faite uniquement à distance, et pourtant la synergie entre ces deux âmes est troublante.
Ils ont donné naissance à un album Hip Hop très électronisé, aux influences larges, comme l’Intelligent Dance Music (IDM), l’Electronica, voire la Cold Wave ou la Synth Wave… Oui, ça fait beaucoup, mais je synthétiserais bien le tout en le classifiant « Hip Hop sous électrocardiogramme ».
Ça ne veut absolument rien dire, mais ça correspond plutôt bien. Et on retrouve du coeur, encore…
DIRECTION ARTISTIQUE
Premier album de Buck 65 totalement électro, un élément omniprésent appuie ma description stylistique précédente et donne, qui plus est, toute sa personnalité à cette œuvre : les synthétiseurs. Volées de mélodies enivrantes, nappes puissantes et profondes, basses bondissantes ou écrasantes habillent des compositions d’une justesse glaciale.
Les rythmiques sont tout aussi riches, complexes et cohérentes. L’apport électronique est indéniable, avec nombre de contre temps, de breaks, de montées/descentes, donnant toujours de l’énergie aux instrumentaux.
Et pour ne rien gâcher, les ajouts d’éléments, comme des voix féminines cristallines ou des bugs, sont parfaitement maîtrisés et juste jouissifs ! Un vrai boulot d’orfèvre sur le « polissage » sonore.
Que dire du maître de cérémonie ? Buck 65 est fidèle à lui-même. Il parle avec beaucoup d’à-propos de ses thèmes de prédilection, sentiments, abandon, solitude, regrets, colère…et toujours avec son flow roque, cool et calme, bien intelligible. Passer à l’électro n’a fait perdre absolument aucun de ces talents au Canadien d’Halifax, au contraire, on le sent carrément à l’aise, il joue très bien avec sa voix, son rythme, ses intonations pour coller aux ambiances synthétiques. Total respect à Buck !
AUTOPSIE AFFECTIVE
La brève description précédente vous a laissé pensé que More Heart Than Brains était une œuvre plutôt complexe et riche ? Vous faites preuve d’une grande perspicacité cher lecteur.
On est balloté, trimballé entre de nombreux états affectifs. Du coup la palette d’émotions et de sensations suscitées est plutôt large et il n’est pas forcément aisé de les ordonner. Mais c’est un peu le but de cette chronique !
N.B. : Les morceaux sont a écouter assez fort pour en frissoner… Volume haut ou écouteurs (pensez aux voisins !) obligatoires. Vous trouverez l’album entier en écoute via bandcamp en bas de l’article.
Déferlement étourdissant
Abasourdi, accablé, matraqué, broyé… Cet album impose violemment ses partis pris pour réussir à nous capter. Chose réussie, que ce soit avec ses mélodies et ses rythmiques obsédantes, ou ses ambiances sonores frénétiques et lancinantes…
À travers les propos et la voix de Buck 65, mais surtout la production et l’instrumentation très évolutive, le tourment nous étourdie. L’inquiétude, d’abord, monte dans des ébullitions de saturations ou de voix désincarnées, puis se disperse dans des questionnements introspectifs, perdus entre doutes et remords.
Comme avec Let’s Never Meet, sincère ode au regret, et surtout Lazarus Phenomenon.
Pendant presque 3 minutes, les dissonances et les pluies de mélodies vertigineuses s’abattent sur nous dans un tourbillon de sons et de notes, sans verser dans la tristesse ou le négatif.
Mais le doute, douloureux, plane sur tout le morceau. Buck 65 en fait l’essence de cette tumultueuse histoire d’amour que l’idée de la mort vient briser, gangrenant la relation et ne laissant au final que le regret et l’absence… Une magnifique pièce de cet album.
Le tourment provoque parfois aussi un malaise palpable, quasi physique. Je me suis peut-être mis un peu à somatiser après avoir écouter certaines tracks un peu fort… :
More Heart Than Brains, le morceau final, très mécanique et prenant ; The Departure, avec sa paranoïa bondissante, et sa descente aux enfers se terminant par une exhortation démoniaque à la scarification (« enfin quelque chose qui restera pour toujours ») ; ou encore First Embrace et sa syncope textuelle, enchevêtrement de bouts de phrases et d’étranges guitares, qui finit en une dégringolade synthétique magnifique, une douce chute libre…
Un autre sentiment se détache dans ce déferlement étourdissant, frénétique ; la solitude.
On perçoit quelqu’un de seul dans sa fuite, dans son couple, dans la foule, face à son inquiétude ou son anxiété.
Ce sentiment de solitude est très appuyé musicalement… Les nappes sonores troublantes, mais aériennes, s’enchaînent, puis finissent par s’estomper pour laisser place à une mélodie envahissante pouvant nous glacer dans la solitude ou nous enflammer dans une fugue paniquée.
Cette interprétation de la solitude s’incarne dans deux œuvres qui nous laissent à bout de souffle, mais totalement grisé. Moment purement jubilatoire dans cet album, ces deux pistes s’imbriquent et se complètent à merveille en un instant de grâce.
Nightdriving se termine dans un halètement, There is Only One of Us suit et reprend son souffle dans un soupir anxieux (mais si plaisant), puis engage une accélération dantesque, accompagnée d’un chant digital céleste mais incompréhensible, avant de conclure dans un nouveau soupir, désabusé cette fois…
L’ambivalence émotionnelle et le retour
Mais le retour de quoi ? Les descriptions précédentes oscillant entre déprime, tourment, tumulte et solitude, il est tout à fait normal de se le demander.
Et bien c’est le retour du sourire ! C’est le retour à la vie, aux affaires, tout ce qui peut exprimer le fait de « sortir la tête de l’eau ».
Un contraste saisissant que ces touches d’optimisme. Les mélodies s’envolent pour ne plus toucher terre, si ce n’est pour un rebond encore plus aérien. L’espoir nous enlace, et nous impose, de gré, ce sourire planant.
C’est en tout cas ce sentiment que me laisse One More Time Forever et son accalmie souriante qui s’accélère jusqu’aux derniers battements de coeur ; ou encore Always I Will Miss You. Always You douce métaphore sur la séparation et le regret ; et surtout All There is to Say About Love, emplie d’espoir, de résistance aux coups durs et de confiance en « l’autre ».
Vraiment une chanson à l’ambiance différente mais totalement cohérente avec le reste de l’album… Et juste belle !
Les contrastes sont forts, d’autant plus lorsqu’ils se produisent musicalement au sein d’un même morceau. L’ambivalence est alors prenante, surprenante aussi…
Le fragile équilibre est prêt à se briser au bout d’une rythmique, d’une mélodie et nous fait basculer d’un sentiment fort à son opposé. On ne se laisse pas longtemps aller à la contemplation, le duo s’amusant à trancher dans le vif la lenteur avec la rapidité, la paix avec la violence, la légèreté avec le grave, le calme avec la tempête…
Une musique bien versatile en somme, comme les textes du Mc, passant du contentement à la déprime, enchainant les métaphores puis la narration d’une histoire. Can Feel Love (anymore) se laisse approcher avec sa tendre mélancolie, avant de nous laisser songeur dans un chaos finalement contrôlé…
Cette contradiction émotionnelle se perçoit encore plus nettement avec ce que je considère comme le chef d’oeuvre de cet album, No Idea How.
S’amorçant dans un frémissement synthétique lent, très posé et reposant, la chanson entre dans son introduction réelle avec les premiers mots de Buck, contant son coup de foudre érotique sur une mélodie en apesanteur, douce, presque drôle finalement.
Jusqu’au réveil… lucide et chaotique. L’introspection devient tempête intérieure, dans le texte, dans la musique, dans son écoute. Puissante et dissonante, la mélodie synthétique vient nous happer, nous immerger dans une violente prise de conscience « I’m so lost, I’m so lost, I’m so lost… ». Plus de certitudes, seule demeure celle qui nous dit sagement que nous ne savons rien….
On continue de se faire trimballer du rire aux larmes, avant une apogée baignant dans une lumière sombre, totalement aveuglante pourtant, suivant les déclames finales du rappeur, perdues entre métaphores fatalistes et constats amers sur l’amour et le regret… jusqu’à l’effacement, jusqu’au silence…
CONCLUSION
Si vous avez été suffisamment courageux pour lire cette chronique jusqu’au bout, vous aurez compris que cet album est devenu un classique intemporel pour moi. Je ne me lasse pas de l’écouter. Avant gardiste (2009), le duo m’a bluffé et je ne peux que conseiller l’écoute entière de cet album. Si peu de déchets…même pour les tracks dont je n’ai pas parlé (MC Space et sa nostalgie du breakbeat, un ghetto blaster spatial !). La direction artistique est cohérente, pourtant les ambiances sont variées, évolutives, progressives, contrastées… Un chef d’oeuvre, tout simplement ! More Heart Than Brains est généreux, il a le coeur sur la main, et toujours une main sur les platines…
Anthracite